Houris
Publié le mercredi 30 juillet 2025
Le récit implacable d'une guerre civile oubliée
Kamel Daoud nous offre ici à nouveau son style inimitable que l'on a découvert dans Meursault, contre-enquête (2013) et suivi depuis dans ses chroniques notamment (Le Point). Comme son compatriote Boualem Sansal, il a une façon bien à lui - lls ont une façon bien à eux - de manier la langue française, d'associer des mots, des verbes, des images. Impossible à décrire. Mais à lire pour se laisser emporter dans d'autres atmosphères qui très vite nous deviennent familières et irrésistibles.
Elle est formidable l'héroine de Houris. Elle fuit à rebours Oran, la ville qui l'a accueilli, enfant, laissée pour morte au milieu de sa famille massacrée et ramenée par celle qui allait devenir sa mère d'adoption. Elle croise dans son périple toute une série de personnages comme cet improbable livreur-libraire qui parcourt le pays pour distribuer quelques livres au coeur d'un pays dans lequel se sont affrontés des islamistes, des militaires, des bandits de grands chemins et pour le dire crûment, beaucoup d'assassins. Elle retrouve d'anciennes voisines, jeunes ou vieilles, elles aussi recluses dans leurs maisons. Elle se met en danger et affronte les contradictions du pays qui reste fermé, bigot, violent. Le plus terrible : la grande réconciliation décrétée par le pouvoir pour mettre un terme à cette terrible guerre civile a laissé en liberté des milliers de coupables. Les assassins et leurs complices d'alors croisent encore aujourd'hui leurs victimes et les descendants de celles-ci. Le pardon, on ne sait pas, c'est dans la conscience de chacun, mais l'oubli sûrement pas. Au-delà, la rédemption, la résilience, la survie sans doute. La vie doit reprendre tous ses droits. Le désespoir ne peut pas, ne doit pas gagner.
Extrait
« Ses petits yeux exigeaient ma reddition, la mienne et non celle des tueurs. Parce que partout dans le pays, la loi de la « Réconciliation » leur promettait d'être accueillis avec du lait et des dattes s'ils déposaient les armes et racontaient comment ils avaient été embarqués uniquement comme « cuisiniers, inoffensifs, pris en otage dans les montagnes et les maquis par des Emirs maintenant morts. « Alors, comprends-tu? » Je fis oui. Qu'y pouvais-je ? Le vent avait tourné, mais le colonel ne semblait pas satisfait de mon silence de mouton, car il voyait mes yeux qui voyaient les siens. « Vois-tu, mon petit libraire, nous servons la paix et ce que tu racontes dans le café de ton quartier n'aide pas la paix que veut notre président de la République. Ce que tu dis, ça enflamme les esprits, ça leur donne des envies de vengeance, et puis ce n'est pas toujours vrai. Quelles preuves as-tu de ce que tu avances? Hein ? Rien. » Mes mains tremblèrent un peu et ma jambe atrophiée tressauta. Il s'en aperçut, piqué. Alors ses petits yeux devinrent encore plus agressifs. Il se tenait debout tout près de moi, me renvoyant à mon insignifiance, et je perçus son haleine. Elle était puante, épaisse et grasse comme celle qui suit les grands repas. C'était comme s'il avait, dans un grand angle de la mâchoire, avalé tous les cadavres de la guerre récente, les dépouilles qui trainaient encore dans les rues et sur les routes, et qu'il avait effacé la dernière trace possible de ces crimes de dix ans. Tu sais, les petits trafiquants de haschich font ça chez nous quand ils se font arrêter : ils avalent leur marchandise. Le colonel et ses collègues avaient décidé de tout ingurgiter, et ainsi de ne plus laisser traîner aucune preuve, aucun chiffre, aucune possibilité de raconter l'histoire à nos descendants. »