Le jardin anglais
Publié le mercredi 11 juin 2025
Voyage initiatique au centre de l'Angleterre
Le livre commence par l'arrivée d'un jeune homme - le futur père - venu d'Angleterre dans sa belle famille corrézienne et adoubé par la grand-mère Hermance d'un définitif "On ne le comprend pas mais il n'a pas l'air méchant !" Il est resté bien sûr et a dû confronter bien des fois sa culture d'origine et celle de sa nouvelle terre d'élection. Ca n'a pas été facile. Quelques chapitres vers la fin, à l'évocation de l'oncle Denis, journaliste, éditeur, écrivain au caractère bien trempé, difficile de ne pas retenir un : "Bon sang, mais c'est bien sûr !". Dans les cinq dernières minutes du livre, si l'on peut dire, c'est bien Denis Tilinac, corrézien de référence s'il en est, qui a bercé l'enfance du petit Charles et sans doute inspiré le parcours qui est le sien aujourd'hui. Alors, le père, dans tout ça, pour paraphraser un bon psy des familles ?
Essentiel, mon cher Watson ! Ce sera le dernier clin d'oeil facile. Le voyage de la gare du Nord à la Tamise, l'accueil de l'autre famille, la tante Harriet, la soeur, son mari Robert et leurs enfants, les cousins donc, l'évocation des grands parents, livrera un beau portrait du père et une proximité redécouverte par son fils. Un fils devenu écrivain comme son oncle et qui partage, au moment d'attaquer son nouvel opus, quelques réflexions sur son succès de jeune auteur, ses scrupules à raconter des souvenirs personnels ou encore quelques considérations bien senties sur les attentes de son éditeur. On comprend qu'il n'est pas un écrivain par hasard. Il est inspiré. Une confirmation en quelque sorte. Cependant, le morceau de choix, c'est cette belle plongée dans l'Angleterre mythique qui nous fascine tant en longeant autant de petites villes côtières sur la mer du Nord, Nous traverserons de petits ports battus par les pluies et les vents là-bas comme ailleurs pas davantage épargnés par les crises économiques mais résiliants. Nous découvrirons de petites maisons en briques rouges bordées de sages pelouses aux intérieurs surannés mais si confortables derrière leurs portes et fenêtres blanches. Nous visiterons des églises typiques et leurs cimetières attenants dans lesquels la petite famille retrouvera la trace des chers ancêtres disparus. L'auteur y confrontera dans ces lieux, comme dans Le chemin des estives, son précédent récit, sa foi chrétienne. Nous nous assoirons enfin dans un vieux pub : "Les fenêtres à meneaux ouvrent sur un paysage de collines vertes et charnues". "Nous sommes dans une toile de Constable." poursuivra l'auteur. Ou dans un tableau de David Hockney originaire lui aussi des campagnes de la côte Est et dont les rouges, les verts et les bleus marquent si singulièrement son oeuvre.
Quelques soient les circonstances, le ton de ce récit reste léger, drôle, toujours relevé de références à la culture intrinsèque du pays, ses traditions, sa musique, sa gastronomie aussi. Mais loin des poncifs. Nous avons même droit à la BO (Bande Originale) du voyage : le Magical Mistery Tour des Beatles produit en 1967. Justement un autre récit, à leur manière, d'une tournée héroïque. A (re)écouter ! L'auteur se révèle peut-être à son corps défendant un français plus anglais que nature. On songe parfois à Jonathan Coe, le plus français des auteurs anglais du moment. Que l'on connaisse l'Angleterre ou pas, on ne peut avoir envie que d'y retourner ou aller la découvrir.
Extrait
« Déjà quatre jours que je suis immergé dans ce grand bain de culture anglaise. Des sentiments contrastés ferraillent en mon for. J'ai l'impression de renouer avec une part oubliée de mon être et en même temps je me sens comme un étranger dans ma propre peau. J'éprouve une sorte de déchirement intérieur. Comme si les relations tumultueuses de la France et de l'Angle-terre, faites d'amour et de haine, d'estime et de rivalité, d'admiration et de jalousie, circulaient dans mes veines, et que les batailles de Crécy, d'Azincourt et de Waterloo se rejouaient dans mes entrailles.
J'aimerais que cette guerre de Cent Ans intérieure cesse un jour, qu'une entente cordiale vienne enfin réunir ces deux parts de moi-même qui se disputent comme des chiffonniers. Je me prends à rêver de l'Angleterre normande, quand les deux langues se côtoyaient paisiblement à la cour du roi d'Angleterre et que les œuvres écrites outre-Manche étaient un chapitre de l'histoire littéraire française. J'aimerais pouvoir remonter le temps, avant la transgression flandrienne, l'accident géologique qui détacha les iles britanniques du reste du continent. À l'époque, la Tamise se jetait dans le Rhin, les chasseurs allaient à pied sec des Flandres à Douvres. À Salisbury, on se croyait à Coutances ou à Fécamp. Tout était harmonieux et tranquille, au contraire de mes tréfonds d'où monte une rumeur de champ de bataille. Mais comment ne pas voir aussi qu'il existe une grâce de l'écart, que le fait de se tenir entre deux langues, de naviguer entre deux mondes, deux modes d'intelligibilité, deux grammaires, est une chance inestimable ? La double appartenance permet notamment de confronter sans cesse son identité à quelque chose qui l'écarte d'elle-même. Elle produit ce que Montaigne appelait l'« estrangement », cette aptitude à penser contre soi-même, à ne jamais complètement coller à ses croyances, à les regarder toujours un peu du dehors.»