Littérature française

Rue Darwin

Publié le mercredi 08 janvier 2025

L'homme révolté suite ou l'autre contre-enquête

Dans Rue Darwin, le héros raconte la vie tourmentée de sa famille dominée par la figure d'une mythique grand-mère, une maîtresse femme, tenancière d'une maison close. Djéda, la terrible grand-mère, sa famille nombreuse, son petit-fils, son clan, ses activités, traversent des années terribles, des années 50 à aujourd'hui, depuis leur village des haut plateaux jusqu'à Alger et au-delà dans un processus migratoire implacable. Ils vont vivre successivement le point d'orgue de la colonisation, la guerre franco-algérienne, l'indépendance, la dictature, l'exil aussi, jusqu'à la décennie noire et la montée de l'islamisme. Un récit à la fois nostalgique et tendre qui ne ménage guère ses protagonistes aux destins un peu malmenés. Sans doute, ce roman d'un homme libre a t-il contribué à exaspérer la pouvoir algérien dont il dénonce les dérives, les compromis, la corruption. Aujourd'hui, réalité cruelle, injuste, fait du Prince, sans autre forme de procès - d'ailleurs intenable- on peut mourrir embastillé de l'autre côté de la Méditerranée. Il faut lire Boualem Sansal pour le faire vivre et libérer.

Impossible aussi de ne pas évoquer Kamel Daoud, autre grand auteur algérien de langue française, exilé à Paris, poursuivi de même par le régime algérien. Houris, son dernier roman s'est vu décerné le prix Goncourt. Puisse cette récompense aider à la diffusion de son oeuvre (romans, chroniques politiques dans Le Point notamment). Mais Rue Darwin fait aussi penser à Meursault, Contre-Enquête, suite ou envers de l'Etranger d'Albert Camus. Trois grands auteurs... franco-algériens réunis ici. Rien ne peut arrêter les livres.


Extrait

« Un matin, je me suis réveillé avec la pleine conscience d'être un autre homme.

Un autre matin, je me suis réveillé avec l'idée de lever l'ancre et de quitter le pays.

Et un jour, j'ai ramassé mes affaires.

Une nouvelle vie, c'est forcément ailleurs, m'étais-je dit.

Mais avant de prendre la route, j'ai consigné par écrit ce que fut pour moi cette semaine bouleversante qui m'a vu un matin débarquer à la rue Darwin, sur injonction d'une voix de l'au-delà, comme j'aimais à dire, et hanter les lieux sept jours d'affilée, tel un improbable fantôme. Cette semaine fantastique, je l'ai appelée « ma semaine sainte».[…]

Alors comment raconter cela, dire ce qui n'est pas, ce qui n'est plus, ce qui ne fut que sensations fugitives sur lesquelles on a mis des mots provisoires, peur, joie, honte, que sais-je, seulement pour les répertorier, pour ne pas oublier ? Le répéter ainsi, avec des mots controuvés, ça ne dirait fichtre rien à personne.

Il me faut dire pourtant, avec mes mots et mes croyances. Quand on part, lorsqu'on quitte un lieu, et toute une vie, on laisse un mot derrière soi, forcément, ne serait-ce que pour dire : nous étions là. Nous avons aussi à mettre de l'ordre dans nos affaires et laisser tout propre derrière nous. Partir est un acte grave, il se fait dans le respect de ceux que l'on quitte et de ceux qui nous accueilleront. Ils ne sont pour rien dans notre drame, on ne vient pas les encombrer avec nos soucis et nos questions. Et puis voilà, il est plus sain de vivre avec ceux qui ne vous connaissent pas qu'avec ceux qui ne vous reconnaissent plus. »